« La vérité et la justice sont souveraines, car elles seules assurent la grandeur des nations. » (Émile Zola)

Les droits de l’homme, disait une fois l’ancienne conseillère nationale socialiste Gret Haller qui fut médiatrice aux droits de l’homme pour l’OSCE en Bosnie, ces droits « n’ont pas été créés pour les gens valeureux, mais pour les rebuts de la société : les délinquants, les mendiants, les vagabonds, les réfugiés » (L’Hebdo du 7 novembre 2012). C’est aussi ce que j’ai pensé en parcourant la liste des 27 membres du comité de l’« initiative pour l’autodétermination » lancée en 2015 par l’UDC (Feuille fédérale 2015, p. 1832). De Céline à Luzi, en passant par Christoph, Oskar et Guy, autant de gens « valeureux » et même vertueux comme seuls peuvent l’être de vrais Suisses de souche. Aucun risque donc que l’une ou l’un d’entre eux ne soit un jour réduit au triste état de mendiant-e, vagabond-e ou refugié-e.

Malheureusement, dans notre monde imparfait on trouve aussi des gens qui ne sont ni valeureux, ni vertueux. Celles et ceux, par exemple, qui conduisent une voiture en état d’ivresse et refusent de se soumettre au contrôle de leur alcoolémie, ce qui leur vaut de gros ennuis car, droits de l’homme ou pas, les délinquant-e-s doivent être punis sans égard à leur statut social ou l’étendue de leurs relations.

Mais trêve de badinage. Ce qui dérange les promotrices-eurs de l’initiative, ce ne sont pas les droits fondamentaux en tant que tels. Ce qu’ils-elles ne supportent pas, c’est qu’une juridiction supranationale, en l’occurrence la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), puisse se prononcer sur l’application du droit suisse, y compris la Constitution, par les autorités de notre pays et, le cas échéant, les désavouer. De sorte qu’ils-elles entendent faire inscrire noir sur blanc dans la Constitution que celle-ci « est placée au-dessus du droit international et prime sur celui-ci, sous réserve des règles impératives du droit international ».

À vrai dire, cette question de la primauté divise depuis longtemps les juristes. Prudemment, la Constitution de 1999 l’a laissée ouverte en se bornant à disposer à l’article 5, alinéa 4 que « la Confédération et les cantons respectent le droit international » et à l’article 190 que « le Tribunal fédéral et les autres autorités sont tenus d’appliquer les lois fédérales et le droit international. » Cependant, selon l’opinion dominante et une jurisprudence solidement établie depuis le XIXsiècle (ATF 7 774 consid. 4 [Kiesow]), en cas de divergence entre une loi fédérale et un traité international, c’est ce dernier qui l’emporte, en tant que droit supérieur. Ce principe ne concerne pas seulement la protection des droits fondamentaux mais aussi d’autres domaines, tels que la législation sur les assurances sociales (ATF 133 V 387 consid. 11 en matière d’assurance-chômage ou ATF 119 V 174 consid. 3 en matière d’assurance-invalidité). C’est cette jurisprudence avant tout qui est visée par l’initiative.

Quels juges étrangers ?

Parole de justiciable : « le juge qui me donne raison m’est plus sympathique que celui qui me donne tort ». Un vénérable magistrat en avait tire la leçon suivante : « lorsque les deux parties au procès sont mécontentes, m’enseigna-t-il, je sais que j’ai rendu un bon jugement ». À chacun-e sa conception de la justice.

Le conseiller national UDC Thomas de Courten, quant à lui, ne fait pas dans la dentelle. « Les ‹ juges étrangers › siègent déjà au Tribunal fédéral » claironne-t-il sur le site Internet de son parti. Ayant « failli avaler [son] café de travers » en prenant connaissance d’un arrêt dans lequel le Tribunal fédéral a, sur un point de droit, suivi la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne en matière de libre circulation des personnes et considéré que l’article 121a Cst. sur la gestion de l’immigration n’est pas directement applicable (ATF 142 II 35), ce distingué député proclame qu’un tel « comportement équivaut en réalité à un coup D’État » et fustige « l’arrogance » des juges federales-aux qu’« il est grand temps de rappeler sévèrement à l’ordre » en leur faisant comprendre « par le biais de l’initiative pour l’autodétermination qu’en Suisse la Constitution fédérale forme le droit suprême du pays. »

Monsieur de Courten n’a visiblement pas fait de l’Esprit des lois son livre de chevet et l’on devine qu’il se soucie comme d’une guigne de la séparation des pouvoirs. Pourtant, ce genre d’éructation trouve un écho chez les personnes qui s’indignent, par exemple, que malgré la nouvelle formulation de l’article 121 Cst. acceptée en votation populaire le 28 novembre 2010, des délinquant-e-s étrangers récidivistes puissent continuer à résider en Suisse malgré le non-renouvellement de leur titre de séjour, en raison de leur droit au respect de leur vie privée et familiale (ATF 139 I 16 qui est, semble-t-il, à l’origine de l’initiative de l’UDC).

Il va de soi que chacun-e est libre de critiquer le Tribunal fédéral ou la CEDH au sujet de leur interprétation des droits fondamentaux garantis par la Constitution fédérale et la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Mais cela n’a rien à voir avec la nationalité des magistrat-e-s qui siègent dans ces juridictions. À cet égard, l’attaque contre les « juges étrangers » est particulièrement stupide. En créant la CEDH, le Conseil de l’Europe a voulu offrir aux justiciables européens un degré supplémentaire de protection judiciaire. Qui s’en plaindrait ? En tout cas pas les milliers de recourant-e-s qui, chaque année, portent leur cause jusqu’à Strasbourg. Et les Suisses ne sont pas les moins empressés à user de cette ultime voie de droit, même s’ils-elles sont convaincu-e-s que notre pays n’a nul besoin de « juges étrangers » pour lui faire la leçon. Il faudra s’en souvenir au moment de voter : les droits de l’homme, ça peut toujours servir…

Raymond Spira, Ancien juge fédéral, PSMN

Article paru dans le n° 165 du périodique Page de Gauche

2018-03-18