Il y a quelquefois des devoirs auxquels la raison n’a pas le droit de faire d’objection.

Les controverses sur l’accueil de personnes cherchant refuge en Suisse pour échapper aux persécutions et à la mort ne datent pas d’aujourd’hui. Ainsi, une brochure éditée par le PSS en 1979 relate le débat qui eut lieu au Conseil national au mois de septembre 1942, à propos du refoulement des réfugiés qui affluaient à la frontière pour échapper au massacre perpétré par les nazis dans le cadre de la « solution finale de la question juive. »1

Les deux conseillers nationaux socialistes neuchâtelois, E.-Paul Graber (1875-1956), rédacteur de La Sentinelle et Henri Perret (1885-1955), directeur du Technicum neuchâtelois, s’exprimèrent au cours de ce débat. Voici quelques extraits de leurs déclarations qui n’ont rien perdu de leur actualité.

Intervention de Paul Graber2

« […] On nous a dit qu’il fallait distinguer entre des réfugiés arrivant séparément et des flots de réfugiés qui se présentent soudainement à nos frontières et prennent le caractère d’une invasion. Je reconnais des faits. Il faut savoir distinguer. On nous a dit qu’il pouvait y avoir danger sanitaire : nous le reconnaissons encore ; on a ajouté qu’il était nécessaire, lorsque de tels flots se présentent, de prendre des mesures plus sévères à la frontière. Nous l’admettons encore. On a parlé ce matin d’excitateurs et d’indésirables, mais on devrait à mon avis être plus prudent lorsqu’on emploie de tels mots. Chacun a d’ailleurs ses excitateurs et ses indésirables. Mais je comprendrais que l’on prît à la frontière des mesures sévères, des mesures générales pour que l’on filtre ceux qui viennent chez nous. Sur ces points-là, nous pouvons être d’accord. […]

Il serait aisé de faire un tableau touchant et pathétique de ce que sont les souffrances qu’endurent et qu’ont endurées ceux qui se sont présentés chez nous. Laissons cela de côté. Reconnaissons seulement que ces hommes, ces femmes et ces enfants, et particulièrement ces jeunes filles étaient sous la menace de souffrances et de mesures telles qu’en aucun cas on en vît de semblables, parce que l’on a porté, je le répète, le raffinement de la persécution jusqu’à son terme ultime. Il fallait donc se laisser inspirer un peu par cette situation nouvelle ; il fallait que la Suisse pût montrer qu’en face de ces violences nouvelles, elle restait fidèle au respect du droit humain. Cela, j’ai eu l’impression qu’on n’a pas su le faire. Au contraire, on a pris à nos frontières des mesures draconiennes et méchantes, plus sévères que jusqu’ici. […]

On nous a dit que chaque Suisse a dans son cœur une parcelle de raison d’État. On avait l’air de dire qu’il avait surtout un très grand cœur et une toute petite parcelle de raison d’État. J’ai bien peur, à force de laisser passer l’égoïsme qu’on a appelé ce matin l’« égoïsme sacré », j’ai bien peur pour finir que le Suisse s’imagine avoir 99 % de raison d’État et 1 % de cœur en lui-même. Vous aviez peur que les gens aient trop de cœur. Je ne le pense pas et surtout je ne crois pas que ce soit un grand danger. J’aime mieux que les gens laissent parler leur cœur, je voudrais que le peuple laissât parler son cœur, je voudrais que le gouvernement laissât parler son cœur, longuement, fortement. Il n’est pas nécessaire qu’il paralyse l’élan du cœur. C’est cela seul qui peut nous permettre à nous, Suisses, de nous montrer à la hauteur des événements actuels ; car nous avons à nous mettre à la hauteur des événements actuels, événements qui ont créé des situations toutes nouvelles, événements qui ont, autour de nous, tissé un drame qui nous émeut tous les jours. Il faut que nous soyons à la hauteur de ces événements et la Suisse, au milieu des ténèbres qui s’épaississent de plus en plus sur notre continent et le monde entier devrait être heureuse de pouvoir raviver la flamme du cœur et de la générosité. Elle devrait être heureuse de pouvoir laisser parler très haut le respect humain. […] »

Intervention de Henri Perret3

« M. le conseiller fédéral von Steiger4 nous a dit hier qu’il ne faut pas se laisser diriger uniquement par son cœur, comme il ne faut pas se laisser diriger uniquement par sa raison. Je me permettrai d’ajouter à cette formule lapidaire : « Si tu hésites entre ton cœur et ta raison, laisse-toi diriger par ton cœur car c’est un guide plus sûr dont tu n’auras pas à rougir ultérieurement. » […]

Il y a quelquefois des devoirs auxquels la raison n’a pas le droit de faire d’objection. Si l’on constate qu’un homme est en train de se noyer, on n’a pas le droit de se dire qu’en lui prêtant secours on se trouvera éventuellement dans l’obligation de lui accorder son aide et qu’il serait peut-être préférable de le laisser périr. À plus forte raison n’a-t-on pas le droit de rejeter à la rivière celui qui a réussi à reprendre pied après avoir souffert et lutté. Il est des choses qu’un homme qui se respecte, qu’un peuple qui se respecte ne peuvent pas faire. Lorsqu’on a la certitude que repousser son prochain équivaut à le conduire à la persécution ou à la mort, on n’a pas le droit de le faire. […] »

Et si, au lieu d’une rivière, il s’agit de la Méditerranée ?

Raymond Spira

1 …Acculés au mur… Débat sur les réfugiés au Conseil national, septembre 1942, Dossier PSS, décembre 1979.

2 Loc. cit., p. 123-130.

3 Loc. cit., p. 143-146.

4 Eduard von Steiger (1881-1962), conseiller fédéral PAB (aujourd’hui UDC), chef du Département de justice et police et auteur de la métaphore « La barque est pleine ».

2016-10-30