La politique des statuts fiscaux spéciaux en Suisse a fragilisé les finances de la Confédération en rendant le pays dépendant d’agents économiques très mobiles et en restreignant sa marge de manœuvre fiscale. Cette politique a favorisé la concurrence intercantonale et la course à la baisse du taux d’imposition, à un point tel que certains cantons, pionniers du moins-disant fiscal, accumulent aujourd’hui les déficits budgétaires et les plans d’économies. Luc Rochat

La réforme de la fiscalité des entreprises suit un rythme décennal.

Premier épisode en 1997 : allégement substantiel pour les sociétés holdings, suppression de l’impôt sur le capital et imposition linéaire des bénéfices.

La deuxième réforme, dix ans plus tard, accorde un abattement fiscal substantiel aux actionnaires importants. Acceptée de justesse en référendum, elle restera dans les mémoires comme une arnaque: alors que le Conseil fédéral avait annoncé une réduction des recettes fiscales de quelques dizaines de millions de francs, la facture finale aura atteint 7 milliards de francs (DP 1904).

La présente réforme est d’une tout autre ampleur, jamais atteinte dans l’histoire de la fiscalité helvétique. Elle implique des enjeux considérables pour les finances publiques aussi des cantons et surtout des villes.

Sa complexité technique – tout comme les non-dits qui caractérisent sa gestation – justifie la suite d’articles que Domaine Public lui consacre en vue de la votation du 12 février 2017.

La Suisse prise à son propre piège

La Suisse n’a pas voulu cette réforme, ses partisans le répètent à l’envi. Elle vise principalement à mettre fin à la taxation privilégiée appliquée aux sociétés établies dans notre pays, mais dont les revenus proviennent en totalité ou en partie de l’étranger. L’Union européenne la dénonce depuis plus de dix ans: pour elle, cette taxation allégée constitue une aide publique équivalant à une distorsion de concurrence. Elle contrevient donc à l’accord de libre-échange qui nous lie à l’Union européenne depuis 1972.

Plus récemment l’OCDE et le G20, préoccupés par le déficit budgétaire et l’accroissement de la dette publique de ses membres, ont décidé de mettre fin à ces «pratiques dommageables». Ils veulent contrer l’érosion de la base imposable (BEPS) et le transfert des bénéfices vers des cieux fiscaux plus favorables.

La Suisse est donc priée de se conformer aux nouveaux standards internationaux sous peine de se retrouver parmi les moutons noirs de la fiscalité et de subir des mesures de rétorsion.

Une stratégie délibérée de sous-enchère fiscale

La Suisse n’est pas pour autant une victime innocente, acculée à la reddition par des pays plus puissants qu’elle et jaloux de son succès. Avec le secret bancaire, elle a attiré des capitaux dont une part importante fuyait le fisc de leur pays d’origine. Avec l’imposition privilégiée des sociétés mobiles de par la nature de leurs activités, elle a facilité le transfert en Suisse de leurs bénéfices au détriment des pays où ils sont réalisés.

Elle a cru avoir trouvé une niche durable. Dans le contexte de crise générale des finances publiques, faut-il s’étonner que nos voisins réclament leur dû ?

Vingt-quatre mille entreprises bénéficient d’un traitement fiscal privilégié destiné à assurer l’attractivité de la place économique helvétique. Elles fournissent environ 150’000 emplois et génèrent 62,2 milliards de bénéfices dont la taxation rapporte entre 4 et 5 milliards de francs à la Confédération. Le taux effectif moyen se monte à 8–9%, alors que les bénéfices des autres entreprises, moins mobiles, sont taxés entre 12 et 24% selon les cantons.

Ces entreprises se répartissent de manière très inégale sur le territoire national. Certains cantons se taillent la part du lion alors que d’autres se contentent de miettes (moyenne entre 2009 et 2011). Ainsi, à Zoug (51, 6%) et à Bâle (56%) elles représentent plus de la moitié de toutes les sociétés établies, à Neuchâtel (36,9%), Schaffhouse (36,6%), Bâle-Campagne (35,4%), Genève (33%), Vaud (29,9%). Alors que le Valais (1,1%), Argovie (1,2%), Soleure (1,9%) et Uri (2,5%) ne semblent guère attractifs.

Les ressources fiscales générées par cette politique profitent au premier chef à la Confédération: elles représentent près de la moitié (48,9%) de l’impôt de toutes les entreprises et seulement 21,3% de ce qu’encaissent les cantons et les communes au titre de l’imposition des bénéfices de toutes les entreprises.

Des statuts spéciaux très spéciaux

Qui sont donc ces firmes à statuts spéciaux dont la mobilité justifie qu’elles soient traitées de manière privilégiée?

On trouve tout d’abord les holdings, ces sociétés qui détiennent et administrent des participations mais n’exercent pas d’activité commerciale en Suisse. Elles ne paient pas d’impôt cantonal sur les bénéfices et réussissent parfois à ne rien payer du tout. Puis les sociétés dites d’administration qui se limitent à des activités de gestion et ne déploient pas (société de domicile) ou très peu (société mixte) d’activité commerciale en Suisse. Leur taux d’imposition varie de 7,8 à 12%. Enfin les sociétés principales, peu nombreuses (123 dans 13 cantons), qui exercent l’ensemble des fonctions centrales (achats, planification de la recherche et des finances, administration et marketing…) pour une société active à l’international, typiquement le siège régional d’une société étrangère, imposées à 5%, la Confédération ne taxant que la moitié de leur bénéfice. Enfin les sociétés financières bénéficiant de la «Swiss Finance Branch», un système astucieux qui permet à la succursale suisse d’une société financière étrangère de réduire son taux d’imposition à 2-3%. A noter que le traitement fiscal de ces deux dernières catégories d’entreprises résulte d’une pratique de l’administration et ne fait l’objet d’aucun texte réglementaire.

Il faut encore mentionner l’application très laxiste de l’arrêté Bonny (DP 1943), un texte autorisant des allégements fiscaux ciblés pour aider à la restructuration économique des régions défavorisées.

Cette politique a certes contribué à la croissance et à l’enrichissement de notre pays. Elle l’a aussi rendu dépendant d’agents économiques très mobiles en restreignant sa marge de manœuvre fiscale. Cette politique a favorisé la concurrence intercantonale et la course à la baisse du taux d’imposition, à un point tel que certains cantons, pionniers du moins-disant fiscal, accumulent aujourd’hui les déficits budgétaires et les plans d’économies.

Telle se présente la situation dans laquelle la Suisse s’est empêtrée et dont elle doit maintenant se sortir.

(À suivre)

Jean-Daniel Delley

Article original sur le site de Domaine Public : Réforme de l’imposition des entreprises: paysage avant la bataille

2016-12-16