Les événements du 25 janvier 1937 et les luttes politiques des années 1930 à La Chaux-de-Fonds

Intervention de M. Willy Schüpbach
à l’occasion de la conférence de M. Marc Perrenoud
25 janvier 2017, Brasserie de La Fontaine, La Chaux-de-Fonds

 

Merci au PSMN de son invitation. Merci de permettre à l’un de ses très anciens membres – qui aura accumulé 75 ans de sociétariat le 1er février prochain – de prendre la parole comme témoin des années trente dans son pays d’origine.

J’ai été biberonné pendant les années vingt avec La Sentinelle, quotidien socialiste et ainsi bien préparé à être un fidèle membre des Avant-Coureurs socialistes pendant les années trente. Les A.C. socialistes antimilitaristes, non fumeurs et sans alcool voulaient

« De l’air pur et du soleil pour le corps,

La gaîté et l’amitié pour le cœur,

La liberté, l’entraide et la fraternité pour l’âme,

Le travail et l’étude pour l’intelligence ! »

Outre les rencontres hebdomadaires à la Maison du Peuple et le week-end dans la nature, le camping sur les rives des lacs de Neuchâtel et de Morat accompagnés de 50 à 60 enfants de chômeurs grâce à l’aide de l’Œuvre suisse d’entraide ouvrière naissante. Nous participions aussi au cortége du 1er mai avec un char décoré, à toutes les manifestations du PS et agrémentions la fête champêtre annuelle des Gollières sur les Hauts-Geneveys avec quelques chants antimilitaristes.

En bref, nous partagions la vie sociale, économique et politique de la trilogie le Parti socialiste, l’Union ouvrière représentant les Syndicats ouvriers et les Coopératives Réunies. Quelques « affaires » meublent encore ma vieille mémoire. Mais, prendre la parole après la conférence d’un historien n’est pas chose aisée. Aussi, me pardonnerez-vous les redites que je ne parviens pas à supprimer !

Pour les ouvriers de l’horlogerie, les années trente débutent déjà en 1929 !

Après une courte grève, les premiers six jours de vacances payées sont obtenus. Trois jours en seront déduits suite au krach boursier de Wall Street dont les effets se répandent dans le monde avec la vitesse et la puissance d’un cyclone. Les affaires se bloquent, le chômage et la misère s’installent dans les foyers ouvriers. Mon père, délégué syndical doublé d’un socialiste convaincu, est licencié par son patron boîtier, lequel conservera ses autres ouvriers pendant la crise en les rétribuant pour ne rien faire !

Les secours de crise – 7 francs par jour pour un couple avec un enfant – succèdent aux secours de chômage, vite épuisés. La Commune emprunte pour payer ses chômeurs dont le nombre dépasse 6’000 en 1935. Les salaires des fonctionnaires sont réduits de 5%, au profit d’allocations diverses aux sans emplois et de subventions aux caisses de chômage.

C’est sur fond de chômage et de misère qu’il faut placer toutes les « affaires socio-politiques » marquant les années trente, compte tenu de la prise de pouvoir des dictateurs nazi en Allemagne et fasciste en Italie.

1. Élection complémentaire au Conseil d’État, novembre 1933 : Ernest-Paul Graber bénéficie du soutien d’un jeune officier, G.-H. Pointet

Le PSN, qui groupe près de la moitié des électeurs du canton, revendique une place au gouvernement. Il oppose Ernest-Paul Graber (E.-P.G.) à Jean Humbert, libéral. G.-H. Pointet, de Neuchâtel, brillant universitaire et jeune officier de 25 ans offre ses services dans la campagne en faveur d’E.-P.G. Il parle ¼ d’heure au cours de quatre manifestations publiques, notamment à La Chaux-de-Fonds devant 1500 auditeurs.

Pendant la campagne, Jean Humbert accuse E.-P.G. d’avoir conservé de graves séquelles de sa profession, il aurait tendance à donner des leçons ! Du tac au tac E.-P.G., ancien instituteur, réplique que le patron boîtier Jean Humbert dispose des caractéristiques du boîtier – or chacun sait au pays de l’horlogerie que le boîtier est qualifié de « grand, fort et bête » !

L’affaire Pointet aurait dû se terminer avec l’élection du libéral – 14’300 voix contre 12’700. Le refus de G.-H. Pointet de signer une déclaration soumise par le major Krügel, cdt du bataillon 19 et conseiller national libéral, selon laquelle il serait prêt à tirer et faire tirer ses fusiliers sur E.-P.G. et ses camarades socialistes s’il en recevait l’ordre, provoque les décisions suivantes :

  • les autorités militaires lui retirent son commandement,
  • les autorités civiles lui ferment les portes de l’enseignement scolaire.

Le jeune Pointet s’expatrie au Caire pour retrouver du travail dans l’enseignement. Il s’engagera pendant la guerre dans les Forces françaises libres, fera la campagne contre l’Afrika Korps de Rommel et sera tué lors du débarquement au sud de la France.

2. À l’occasion des fêtes du 4ème Centenaire de l’Université de Lausanne, l’École des sciences sociales et politiques décerne le Diplôme Dr. h.c. à Benito Mussolini

  • Dictateur à Rome,
  • Assassin du dirigeant socialiste G. Matteotti,
  • Civilisateur en Éthiopie,
  • Fossoyeur de la République espagnole… entre autres méfaits !

Le Conseil de l’École décerne à Rome le 8 avril 1937 le diplôme de Dr. h.c. à Benito Musolini, ancien étudiant de la Faculté de droit, moyennant la grandiloquente dédicace suivante : « pour avoir conçu et réalisé dans sa patrie une organisation sociale qui a enrichi la science sociologique et qui laissera dans l’histoire une trace profonde ».

En d’autres circonstances, l’Uni de Lausanne aurait fait rire la Suisse entière. En 1936, le gouvernement vaudois, en ne s’opposant pas à la décision provocatrice de l’Uni, prouve que sa valeur ne dépasse guère celle du gouvernement neuchâtelois !

3. Victoire du Front populaire en France le 3 mai 1936

Le Gouvernement Léon Blum prend rapidement, entre les 11 et 18 juin 1936, les décisions sociales suivantes :

  • 2 semaines de congés payés annuels,
  • règlement des conditions de travail par des Conventions collectives de travail,
  • semaine de 40 heures de travail.

4. Dévaluation du franc suisse – 26 septembre 1936 . Embellie sociale en 1937. Premières conventions collectives de travail

Le samedi matin 26 septembre 1936, le Conseil fédéral décide par 4 voix contre 3 de ne pas dévaluer le franc suisse. L’après-midi du même jour, avec la même majorité, il décide de dévaluer et d’attendre au dimanche soir pour « concocter un franc suisse prolétarisé à quatorze sous », selon La Sentinelle, ce qui n’empêche pas le ministre des finances Meyer d’exprimer que « le franc reste le franc, comme jusqu’ici » !

Il faut attendre 1937 pour connaître une certaine reprise du travail. Suivant l’exemple de la France de Léon Blum, les syndicats ouvriers et les Associations patronales concluent deux premières conventions collectives de travail dans l’horlogerie – 15 mai 1937 – d’une part, et dans la métallurgie et les machines – 19 juillet 1937 – d’autre part. Ces conventions, dites de la Paix du Travail traitent de l’amélioration des salaires, de la reprise de la semaine de vacances payées de 1929 et invitent les signataires à poursuivre les négociations en vue de la rédaction de conventions plus précises dès 1938.

5. Manifestation commémorative du Xème anniversaire de la mort de Charles Naine – 29 12 1936

Les Avant-Coureurs socialistes et la Jeunese socialistes participent à la manifestation avec un chœur parlé duquel j’extrais le passage suivant qui est assez significatif de l’ambiance :

« Tous avec le grand ami

qui revit ce soir parmi nous

Crions ce qu’il aurait pensé :

Arrêtez, bourreaux, arrêtez assassins,

Respectez la vie des travailleurs,

Respectez la liberté du peuple,

Respectez la paix du monde. »

6. Comité d’action contre le communisme. Conférence Musy, ancien Conseiller fédéral - 25 01 1937

Suite à l’entrée de 5 communistes dans les conseils généraux du Locle et de La Chaux-de-Fonds – mai 1936 – les partis bourgeois constituent un Comité d’action contre le communisme. Le président, le Dr E. Bourquin, chef de la Jeunesse nationale, a la géniale idée d’organiser une « grande manifestation contre le communisme ».

Manifester dans la salle communale de la Maison du Peuple, centre vital et culturel de la rouge Chaux-de-Fonds, avec comme orateur J.-M. Musy, ancien Conseiller fédéral catholique conservateur, aux sympathies fascistes, représente une double provocation.

Sentant le danger, le comité local du Parti socialiste et Ernest-Paul Graber dans La Sentinelle conseillent à la population de s’abstenir de toute participation. Or le Front antifasciste, qui souhaite répondre à la « campagne contre les droits démocratiques », obtient le droit à la contradiction.

Désobéissant aux judicieux conseils de mon oncle Paul Graber, je tente de participer à la conférence. La salle est déjà comble, probablement avec la claque de Musy et les auditeurs venus en autocars, malgré la saison, à travers la Vue-des-Alpes. Je reste avec quelque 2’000 personnes, devant la Maison du Peuple où certains orateurs, Eugène Maléus et Henri Jaquet notamment, prennent la parole. Aux environs de 22 heures je rentre à la maison, comme un enfant sage !

J’apprends par mon père, rentré après minuit, que Musy est parvenu à s’enfuir par une porte dérobée, grâce à l’aide de militants du Cercle ouvrier et que le cortège s’est formé au nord de la Maison du Peuple pour ne pas éveiller l’attention des milliers de personnes qui attendaient au sud. On m’informe le lendemain matin qu’un ami des Avant-Coureurs socialistes, sortant après minuit de son boulot, fut embarqué par le cortège près de l’Astoria, puis accusé d’avoir été présent autour du Dr Bourquin lors de son décès suite à une paralysie subite du cœur. Du côté des antisocialistes, on crie au meurtre. Ce n’est que le 23 mai 1937 que sont connues les conclusions de l’expertise du Prof. Wegelin sur la mort du Dr. E. Bourquin :

« 1. Le Dr Bourquin est mort d’une paralysie subite du cœur ;

  2. À l’autopsie, on n’a pas trouvé de lésions traumatiques externes ni internes ;

  3. J’estime l’importance de ces facteurs externes à 30% au maximum et dois accorder la prépondérance à la grave lésion préexistante du muscle cardiaque. »

Ces conclusions correspondent à ce qu’a toujours prétendu La Sentinelle. Toutefois, dans l’intervalle du 25 janvier au 23 mai, le Gouvernement Radical-libéral-PPN avait gagné les élections, interdit le parti communiste et supprimé le droit d’enseigner à André Corswandt, professeur au Gymnase !

7. À l’École supérieure de commerce, la situation politique provoque des joutes oratoires – 1936-37

Les événements politiques en ville et à nos frontières divisent les adultes, mais ne laissent pas les ados indifférents. Les fronts se répercutent dans les écoles.

À l’École supérieure de commerce, au cours des années 1936 et 37, les récréations sont consacrées à des joutes oratoires qui permettent de classer les partisans de la Jeunesse nationale, admiratrice du fascisme italien menant sa guerre colonialiste en Éthiopie, et les partisans des socios, collaborant aux actions en faveur des victimes du régime capitaliste, avant de récolter des produits alimentaires et du savon au bénéfice des Républicains espagnols. Les joutes deviennent bagarres, lorsque, un beau matin, deux poitrines féminines agressives de ma classe exhibent l’insigne de la Jeunesse nationale. La même semaine, la vente d’insignes antifascistes – les trois flèches – connaît un beau succès. Les fronts deviennent visibles et l’animation des récréations déborde sur les leçons. En satisfaisant la curiosité de certains professeurs, les explications contradictoires des deux camps provoquent des discussions infinies.

Le prof de géo-politique (et des cours pour entrer à la poste), par ailleurs président de NHORA (Navigation HORlogère Aérienne, la coopérative qui s’occupe de la place d’aviation et des hangars des Éplatures) et collaborateur de l’Impartial – dont l’impartialité n’est guère rigoureuse ! – le prof a la propension d’assaisonner ses leçons d’histoires vécues dans ses situations dirigeantes. À tel point que les élèves se sentent autorisés à poser des questions plus ou moins brûlantes. On aborde ainsi la neutralité de L’Impar – impartial entre les élections ! – et les actions de la trilogie PS, Union ouvrière et Coopératives Réunies. Et vogue la galère !

Ce n’est pas le prof. de français, promeneur solitaire jurassien, qui ramènera le calme dans la maison en tonitruant le titre de la composition d’examen « À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire ! »

Il serait plutôt à l’origine d’une tactique périlleuse d’interruption des leçons. Sans gloire certes, elle n’influe que sur les notes, de conduite en particulier !

J’aurai le plaisir, des années plus tard de revoir quelques profs, au cours d’une asemblée syndicale où, secrétaire syndical, je jouais l’orateur. Vous me croirez si vous voulez, mes anciens professeurs, eux, n’ont pas troublé ma leçon !

Édition revue et complétée !

1038 Bercher, le 26 janvier 2017

Willy Schüpbach

2017-02-04