La responsabilité des uns et des autres dans notre société est d'ouvrir des portes pour que pénètre la lumière, de construire des ponts pour que circulent l'altérité, de fermement raison garder et de défendre sans concession contre soi-même et contre les autres les valeurs fondamentales de liberté, d'égalité et de solidarité.

Mesdames et Messieurs,

Inutile de vous le cacher, j'ai hésité avant d'accepter l'invitation à venir prononcer un discours à l'occasion de l'inauguration du Musée des civilisations de l'islam. J'ai hésité parce qu'il arrive un peu partout dans le monde que nos valeurs de tolérance, d'ouverture, de respect des individus dans leur altérité soient menacées, parfois agressées violemment, par des mouvements islamistes fondamentalistes.

J'ai hésité parce que la difficulté que le monde musulman éclairé (qu'il soit progressiste ou conservateur) éprouve à se démarquer sans ambiguïté des événements tragiques que nous connaissons ou des discours extrémistes(par exemple des discours sur la place des femmes dans la société, des discours sur les valeurs occidentales) m'interpelle et m'inquiète.

Pourtant, je sais que cette difficulté à exprimer un message clair prend notamment racine dans la structure protéiforme de l'islam, dans la mosaïque de l'islam, incompréhensible, pour nous judéo-chrétiens.

Malgré les pressions, malgré les avis contraires qui m'incitaient à une prudence que j'ai jugée excessive, j'ai finalement accepté de prendre la parole, pour quatre raisons :

  • D'abord, il y a une exigence intellectuelle à éviter toute schizophrénie et à affirmer, par une présence et une parole, les principes mêmes de tolérance, d'ouverture et de respect de l'altérité qui fondent non seulement une société mais aussi une philosophie morale.
  • Ensuite, la même exigence intellectuelle, qui est également une exigence de rationalité, de décentrement et de hauteur, implique de raison garder. Au-delà d'un contexte mondial compliqué, il est de notre responsabilité d'être capable d'apprécier la réalité concrète qui se trouve sous nos yeux. Comme Saint-Thomas, je ne crois que ce que je vois, et ce que je vois c'est un centre islamique ouvert à tous, un musée ouvert à tous, un vernissage invitant toute la République et les médias, une exposition dégagée de tout prosélytisme pour s'adresser à chacun, pour questionner chacun sur son rapport au cosmos, à Dieu, à la foi, à la religion, aux rituels ; pour questionner chacun sur lui-même. C'est la marque universelle de la muséographie d'Olivier Schinz.
  • Ensuite encore, il s'agissait d'affirmer l'unité théologique des religions du Livre, unité qui ajoute de l'absurdité à l'absurdité des conflits et des haines. Ma foi réformée, issue directement de l'humanisme et parachevée par les Lumières, ne concentre son attention que sur le Livre pour toucher à Dieu, un Dieu qui unit dans son infinitude toutes les religions du Livre.
  • Enfin, nous savons tous que les communautés étrangères ou religieuses, pour autant qu'elles soient ouvertes vers le monde au sein duquel elles s'inscrivent, pour autant qu'elles soient une porte facilitant l'accès à la société, sont l'inverse du communautarisme replié sur lui-même dans un processus de ghettoïsation. Ce communautarisme de mauvais augure n'a rien à voir avec une communauté installée au cœur d'une ville, à la porte ouverte, et invitant autorités exécutives et législatives, médias et partenaires de toutes sortes à l'inauguration d'un centre d'interprétation des civilisations de l'islam. Ce musée doit être l'occasion de pérenniser et de renforcer cette nécessaire ouverture intégratrice.

Ainsi, j'ai accepté l'invitation, pour prononcer un discours sur les valeurs de notre société et les nécessités induites par elles : nécessités qui s'imposent à tous. Les messages de haine, les fantasmes irrationnels, la suspicion systématique, l'obscurantisme, le dogmatisme, la stigmatisation, le souhait impérieux que l'État sorte de l'État de droit, n'ont rien à voir avec les valeurs humanistes de notre société.

Une salle du centre d'interprétation des civilisations islamiques m'a particulièrement plu : la salle du rayonnement qui présente la période autour du millénaire qui a vu se déployer au Moyen-Orient une civilisation éclairée reprenant largement à son compte la pensée grecque notamment. Les percées de cette société dans les mathématiques, dans la médecine, dans l'astronomie, dans la philosophie et la poésie sont considérables. Dans la salle du rayonnement, l'exposition vous propose notamment une bibliothèque des grands textes traduits alors en arabe (Aristote, Platon, Hippocrate, Galien). J'aimerais y ajouter un texte fondamental, occidental, qui n'a pas été traduit en arabe et pour cause, texte qui se trouve à la croisée des civilisations, entre obscurantisme et lumières : Gargantua de Rabelais.

Rabelais, moine défroqué, médecin, traducteur, vit dans la France du XVIe siècle, l'Europe brûle et pend encore les hérétiques à tour de bras, l'Europe sort péniblement d'une période de foi aveugle et d'un obscurantisme intellectuel profond. C'est cette épopée que raconte le livre Gargantua. Gargantua, c'est l'histoire d'un anti-héros qui deviendra héros ; Gargantua, c'est un géant éponyme, allégorie d'une civilisation européenne en mutation.

Le début de l'ouvrage présente, dans une langue triviale et vulgaire, un personnage fruste et grossier : Gargantua, passant son temps sous la houlette des Sorbonicoles ou des Sorbonagres, soit des théologiens, à réciter par cœur psaumes et versets. Quand il ne récite pas des paroles qu'il ne comprend pas, il mange et boit, il mange et boit même énormément, et il défèque et urine, il défèque et urine même énormément. C'est évidemment la métaphore de la connaissance qu'il ingurgite sans l'assimiler.

L'arrivée d'un précepteur humaniste change le héros, la tonalité de l'œuvre et le style, qui devient châtié. Désormais Gargantua fait sien le précepte ancien du "mens sana in corpore sano", il mange sainement et raisonnablement, il lit la Bible lui-même, et passe beaucoup de temps à méditer. Rabelais passe de "la tête bien pleine à la tête bien faite". C'est l'évangélisme et l'humanisme qui s'imposent. Avec le héros, toute la civilisation passe de l'obscurantisme à une utopie éclairée : c'est la fameuse abbaye de Thélème.

Eh bien, Mesdames et Messieurs, notre responsabilité à tous est de tendre à Thélème, lieu de lumière, ouvert aux quatre vents, citadelle confiante dans l'avenir et les êtres humains. Thélème, c'est aussi le lieu de toutes les mixités consenties ; le lieu où, par la grâce de la réflexion rationnelle sur l'homme comme sur la spiritualité, les mœurs s'accordent à l'harmonie. La devise du lieu gravée sur le fronton d'une porte toujours béante est "Fais ce que tu voudras" et pourtant cette injonction prônant la liberté individuelle est l'inverse du principe selon lequel "ma liberté commence là où s'arrête celle des autres", parce que la hauteur de vue, la tolérance et l'empathie poussent chacune et chacun des habitantes et des habitants de Thélème, dans une forme de saine émulation, à souhaiter naturellement et profondément ce que l'autre souhaite.

Mesdames et Messieurs, la responsabilité des uns et des autres dans notre société, notre  responsabilité, alors que les obscurantismes d'un autre âge menacent (et cette responsabilité est immense) est de prôner Thélème : d'ouvrir des portes pour que pénètre la lumière, de construire des ponts pour que circule l'altérité, de fermement raison garder et de défendre sans concession contre soi-même et contre les autres les valeurs fondamentales de liberté, d'égalité et de solidarité.

Théo Huguenin-Élie

2016-05-27